Vous vous souvenez de ce petit fabricant de lipiochka, ces galettes de pain rond, rencontré et photographié l’hiver dernier ? Eh bien ce petit boulanger kirghize a éteint son tandour, son four de terre cuite, il y a quelques jours. Plus assez rentable. Après avoir haussé le prix de l’unité de 5 à 8 soms, il a préféré cesser la production : qui acceptera une hausse des prix supplémentaire, nécessaire pour répercuter la flambée des prix de la farine au Kirghizistan ? Car c’est bien là ce que révèle la petite histoire du boulanger de la rue Koïbagarova : les pays d’Asie centrale, comme beaucoup de pays pauvres dépendants des grandes nations productrices de céréales, sont frappés de plein fouet depuis la fin de l’été par une grave crise alimentaire. La lipiochka qui menace de doubler de prix, ce qu’on déjà fait de nombreux autres types de pain, le symbole est fort. Mais à entendre les discussions qui se font écho dans tous les commerces, bazars et lieux publics de Bishkek, ce n’est pas tout : le prix des huiles aussi flambe, celui du sac de farine s’envole, son prix multiplié par 5 en quelques semaines. Et dans les villages plus reculés, les restrictions, voire les pénuries de ces produits alimentaires de base, commencent.
Effet domino
Des répercussions dans toute l’économie du pays se font sentir: l’inflation gagne à grande vitesse tous les prix. Certains tarifs symboliques restent pour le moment maintenus, comme par exemple les transports en communs bishkekois (en 2005, une tentative d’augmentation du trajet de 5 à 7 soms avait donné lieu à d’importantes manifestations d’usagers).
Mais l’incapacité du gouvernement kirghize à engager une augmentation des salaires en conséquence laisse imaginer que cette inflation, si elle devait se poursuivre tout l’hiver, pourrait avoir des conséquences sociales et politiques majeures pour le pays. Petit rappel, le salaire moyen du pays ne dépasse guère les 70 euros, et près de la moitié de la population survit en dessous du seuil de pauvreté. D'ores et déjà, on entend dit que cette crise pousse plus de kirghizes, déjà nombreux à aller chercher de l’autre côté des frontières un salaire plus élevé, à émigrer.
Certaines rumeurs dans la capitale laissent entendre que la population se tient calme en cette période de Ramadan, mais que des manifestations pourraient voir le jour dès la fin de celui-ci, d’ici à la fin de la semaine. On devrait donc le savoir très vite…
Amers biocarburants
Loin d’être seulement locale, cette crise économique, combinée à la mauvaise santé des devises étrangères sur le marché des changes, confirme une sensation étrange ressentie depuis la crise des crédits hypothécaires cet été : le système économique global semble de plus en plus se dérégler, et c’est dans les pays les plus pauvres que les conséquences de ses erreurs et dérives se font durement ressentir sur la vie des gens.
Car l’inflation kirghize n’est qu’une conséquence indirecte de certains choix économiques et politiques, à des milliers de kilomètres de là. A Washington, en particulier. En 2006, le président Bush Jr, pour réduire la facture énergétique des Etats-Unis au moment où le prix du baril de pétrole n’en finit de grimper, lance son programme de développement des biocarburants. Du combustible à base de céréales, l’idée est séduisante au premier abord, mais s’avère vite être une fausse-bonne idée. Le maïs est devenu le nouvel or vert des paysans américains, acheté au prix fort par les distilleries d’éthanol. Dans certaines régions, l’on en vient même à parler d’une inquiétante monoculture, et les autres graminées, forcément moins rentables, sont délaissées. Après les moissons, la production mondiale de blé est donc en chute, les Etats-Unis étant traditionnellement l’un des plus importants producteurs du globe, et le cours du blé explose.
Libéralisme kazakhe
C’est le Kazakhstan qui fournit l’essentiel du blé vendu sur les marchés d’Asie centrale ; en septembre, le gouvernement kazakhe s’enorgueillissait d’avoir engrangé cette année une moisson historique. Mais voilà, s’excusaient presque les kazakhes auprès de leurs voisins, selon les consignes économiques adressées par le président lui-même, le Kazakhstan est une puissance économique libérale, et le jeu de l’offre et de la demande doit donc s’y exercer librement : le blé kazakhe répercute donc la hausse, tant pis pour ses voisins pauvres qui ne pourront pas suivre… Les Kazakhes font leur beurre, de quoi passer aux kirghizes… le goût du pain !
Camille et Mathilde