.De passage à Arslanbob, au cours d’un périple à la découverte du sud-ouest kirghize, nous sommes tout de suite prévenus : « Ici, vous êtes dans un village à 99,9% peuplé d’ouzbeks ! », claironne dans un discours bien huilé le responsable local du CBT (1). Et il est vrai que ce village perché à 1600 mètres d’altitude, sur les contreforts nord de la chaîne du Ferghana, au nord de Djalalabad, illustre à lui tout seul la complexité démographique de la région toute entière. Que ce soit dans la province de Och, plus au sud, ou de Djalalabad, dans cette portion du Kirghizistan qui borde la frontière ouzbèke et englobe le fond de la vallée du Ferghana, on trouve ça et là de véritables morceaux d’Ouzbékistan à l’intérieur du Kirghizistan. Et malgré un découpage hasardeux des frontières hérité de l’époque stalinienne, malgré leur citoyenneté kirghize formellement attestée par leur passeports, les habitants d’Arslanbob, comme dans de nombreux villages environnants, continuent de vivre comme là-bas, quelques dizaines de kilomètres plus bas dans la vallée. Entre eux, et à la mode ouzbèke.
C’est dire si l’on goûte à un réel dépaysement en faisant l’économie d’un visa, en leur rendant visite, après avoir profité des pâturages et des yourtes kirghizes. C’est toute une ambiance, une vibration différente de la ville et de ses habitants, qui vous fait dire que vous avez changé d’univers. Des détails, aussi : des maisons sophistiquées, décorées, portant en leurs murs des centaines d’années de raffinement sédentaire. Des jardins irrigués, généreux, nourris d’une eau qui court de partout, entre les maisons, au bord des chemins, en un inextricable et savant réseau de canaux et de retenues. Des hommes et des femmes aux traits plus allongés, plus saillants et orientaux que ceux auxquels les kirghizes nous avaient habitué. Et les chapeaux… Dans ce contexte de brassage ethnique, ne pas minimiser l’importance du chapeau traditionnel comme élément identitaire : ici plus qu’ailleurs les rares kirghizes se reconnaissent par leur haut kalpak, couvre-chef en haut-de-forme à section carrée de feutre blanc et aux broderies et liserés noirs. Ils dénotent, noyés dans la multitude des chapeaux ouzbeks, bas, sombres et rigides.
Les ouzbeks moquent souvent la prétendue fainéantise des kirghizes, éternels bergers quand eux ont depuis longtemps la fibre commerçante et entrepreneuse. Et pourtant, à se couler dans leur rythme de vie, bien calé entre les coussins, à l’ombre délicieuse de leurs préaux, un bol de thé à la main, on peine à les croire ! Nous retrouvons ici avec plaisir une volupté, un apaisement déjà goûtés dans les tchaïkhanas (maisons de thé) de Boukhara ou de Samarcande, il y a quelques mois. Le chef de famille chez qui nous avons élu domicile est, selon ses dires, marchand de pommes de terres entre le Kirghizistan et l’Ouzbékistan. Une tâche qui lui laisse néanmoins le temps nécessaire pour être omniprésent à la maison, régentant la troupe domestique de sa femme, de ses filles et belles-filles, aux petits soins avec les hôtes touristes.
Vie a l'ouzbèke oblige, Arslanbob est ausi une cité d'Islam. On s'y presse en cortèges incessants, en pèlerinage : les grottes nichées dans les falaises surplombant le village auraient acccueilli Fatima, la fille du prophète Mahomet. L’été voit donc débarquer au pied des deux cascades du site des foules de musulmans, pour la plupart d’ethnie ouzbèke, qui séjournent ici plusieurs jours, le temps d’accomplir leurs visites sacrées et de profiter du calme et de la beauté des lieux.
Le temps fort de ce pèlerinage est la montée à la grande cascade, haute de plus de 80 mètres : pour atteindre le lieu de prière à mi-course, il faut escalader en file indienne un raidillon pierreux de près de cent mètres de haut, en montée presque verticale. Mais que serait un pèlerinage s’il n’en coûtait aux pèlerins pour atteindre le sacré ? En tous cas, pour le vieil homme qui nous avait précédé en haut, la montée avait été rude. Et la prière collective à laquelle il convia les pèlerins présents en fut d’autant plus longue et fervente : « Je prie pour que Dieu me donne le courage, l’année prochaine encore, de gravir cette montagne ». Au bord du précipice qui nous sépare de la bruyante cascade, les rares arbustes poussant dans les rochers ploient sous le poids des lambeaux de tissus dépareillés, noués sur les branches par les passants en guise de porte-bonheur.
Arslanbob, enfin, tient sa réputation de petit paradis terrestre du fait qu’elle est nichée au cœur de la forêt de noyers qui couvre une partie des montagnes environnantes. Promenades entre les arbres, dans l’ombre épaisse de leur feuillage, sous-bois d’une pureté et d’une quiétude enivrante. Là encore, on poserait bien les sacs pour un bon moment…
Camille et Mathilde
(1) CBT pour Community-Based Tourism, organisme qui met en contact les touristes avec des familles locales qui proposent l’hébergement chez l’habitant, et divers services touristiques.
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