Des milliers de réfugiés ouzbeks fuient les pogroms qui se sont produits à Och, dans le sud du Kirghizistan. Beaucoup restent bloqués à la frontière.
Par MATHILDE GOANEC Envoyée spéciale à Och (Kirghizistan)
Sur la route entre l’aéroport et le centre-ville d’Och, le silence pèse lourd sur les quartiers ouzbeks de part et d’autre de l’artère. Les rues sont vides, et seuls les «SOS» peints à la va-vite sur les murs des maisons rappellent la tragédie que les habitants vivent depuis une semaine. Difficile de reconnaître aujourd’hui Och, capitale de la vallée de la Ferghana, naguère un vibrant carrefour grouillant d’artisans, de commerçants et de chalands. Des pans entiers de la ville - majoritairement les quartiers ouzbeks - ont été incendiés. Au détour des rues, des carcasses de voitures ou de camions, des troncs d’arbres ou de simples parpaings barrent le passage, chaque quartier se défendant des bandes armées, qui, souvent invisibles, se déplacent dans la ville.
Sur la place Lénine, devant l’administration centrale où flotte un immense drapeau kirghiz, quelques blindés et des camions à bétail, chargés de civils, se préparent à partir. Les femmes hissent les enfants dans les véhicules, direction l’aéroport où les évacuations ont commencé. La plupart des Ouzbeks, eux, ont fui vers la frontière et dans des villages isolés où se sont établis des camps de fortune. Le Haut-Commissariat des Nations unies aux réfugiés (HCR) parle de 275 000 déplacés. Pour aller jusqu’à eux, il faut passer par les check-points militaires et montrer patte blanche. Puis, on tombe sur des barrages tenus par des Ouzbeks, presque tous les 500 mètres, avant d’arriver aux camps de réfugiés.
Sanglots. Là, dans le village de Soroutach et contre les barbelés de la frontière, se massent des centaines d’habitants, effrayés par les pogroms anti-Ouzbeks qui ont eu lieu en ville ces derniers jours. Débordé par l’afflux de réfugiés, l’Ouzbékistan a décidé de fermer lundi le passage. Les femmes avec leurs enfants, largement majoritaires, n’ont d’autre choix que d’attendre pour passer de l’autre côté ou simplement se mettre à l’abri des violences du centre-ville. Nombre d’entre elles ont perdu un mari, un père ou un frère. D’où, sans cesse, des cris et des sanglots. «Voyez ces matelas sur le sol, c’est là où nous dormons», harangue une vieille femme, désignant une maison en chantier, ouverte aux quatre vents. «Nous sommes arrivés ici le troisième jour parce que nous avions peur que les Kirghiz arrivent pour nous tuer, raconte Munusran. Nous avons pris nos petits-enfants avec nous, un sac, un ou deux pains, et nous sommes partis.»
La farine, l’huile et l’eau potable viennent d’Ouzbékistan, les rares médicaments de la Croix-Rouge internationale. «On ne reçoit aucune aide ! Hier, j’ai vu à la télé qu’ils envoient de l’aide à Djalalabad [50 kilomètres au nord, ndlr], nous, nous n’avons absolument rien, ici. Les enfants sont malades, ils ont faim, ils ont soif !» s’emporte une autre femme. Les autorités kirghizes, là encore, font cruellement défaut, et cela accentue la rancune des Ouzbeks, qui accusent déjà le pouvoir d’avoir tiré sur les leurs pendant les conflits ethniques de ces derniers jours. Dans la mosquée qui surplombe Soroutach, un hôpital de fortune a été installé, quelques lits, des draps blancs et un chariot à transfusion. Au fond de la salle, des hommes sont en prière. Un jeune homme en blouse verte, Mirlan, décrit une situation sanitaire qui va empirant : «Beaucoup de réfugiés sont ici en attendant de passer la frontière. Nous avons eu de nombreux morts au début, des brûlés que nous n’avons pas pu soigner. Nous avons besoin de tout, de médicaments, d’eau potable surtout. Les enfants boivent l’eau des fossés et tombent malades.»
Fichu. Très peu, ici, veulent quitter définitivement le Kirghizistan. Les hommes sont restés dans les quartiers pour veiller sur les ruines de leurs maisons incendiées, et si les voitures déversent leur flot de passagers à la frontière, c’est surtout faute d’autre endroit où aller. Fizura, vêtue comme les autres d’une tunique bariolée, un fichu noué sur la tête, a la voix qui s’étrangle : «Non, nous ne voulons pas aller là-bas. Nous vivons ici, à Och ! Mais nous avons déjà entendu que dans certains quartiers, les Kirghiz sont entrés dans nos maisons. Où allons-nous aller, alors ? Ils disent que les Ouzbeks sont riches, regardez-nous ! Nous sommes aussi pauvres qu’eux !»
A Och, les habitants sont toujours calfeutrés chez eux, s’abreuvant de télévision et de coups de téléphone pour connaître la situation. Dans les quartiers mixtes, où vivent Kirghiz, Ouzbeks, Russes, Tatares, le calme règne. Ici, on voit arriver des sacs de farine, des pâtes et des légumes. Les deux peuples se croisent et parlent d’une même voix, accusant l’ancien pouvoir et ses acolytes criminels d’avoir allumé la mèche. «Nous sommes un peuple frère, tout ceci est le résultat de provocations, il faut que la paix revienne», dit Mohammad, un vieil Ouzbek au calot brodé sur la tête. Le gouvernement provisoire veut aussi croire au retour du calme, et a même maintenu le référendum constitutionnel, censé le légitimer, pour le 27 juin. Le retour à la normale à Och, où retentissaient encore mardi soir des coups de feu, semble pourtant largement improbable pour l’instant.
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