En ce début d’année électorale pour l’Ouzbékistan, rencontre avec Sureyya Yigit, politologue à l’université américaine d’Asie centrale à Bichkek.
Les opposants ouzbeks estiment que depuis le 22 janvier, date officielle de la fin de mandat d’Islam Karimov, le président est inéligible. Le fait que les élections ouzbèkes se tiennent finalement le 23 décembre 2007 ne prouve-t-il pas que Karimov veut repousser au maximum ces élections ?
Vous avez raison sur le fait qu’il essaye de repousser au maximum l’échéance. Mais le plus important, c’est que le 23 décembre a été choisi bien évidemment en rapport avec le calendrier occidental, soit deux jours avant Noël. C’est la période par excellence durant laquelle la politique étrangère n’est pas prioritaire à l’agenda des pays occidentaux. … Et si vous regardez les dernières élections présidentielles au Kazakhstan, le président Nazarbaev a lui aussi organisé ce scrutin a la fin du mois de décembre. Si des critiques se font jour, ces plaintes n’arriveront que la veille ou le jour de Noël et n’auront pas le moindre impact sur les medias du Monde.
Cela montre bien qu’Islam Karimov n’est pas à l’aise avec la perspective de ces élections qui devraient être les dernières pour lui…
Bien sûr, si vous regardez la situation en terme de légitimité politique, Karimov a perdu cette légitimité politique. Mais il ne l’a pas perdu ce 22 janvier, il l’a déjà perdue lors des précédentes élections. La dernière fois déjà, il n’était pas sensé pouvoir se maintenir au pouvoir, mais il a fait des changements dans la constitution qui lui ont permis d’être candidat en 2002. Si vous regardez l’Asie centrale, actuellement nous avons deux leaders qui sont toujours en charge de la république soviétique qu’ils dirigeaient à l’époque. Le premier est Islam Karimov, l’autre est Noursoultan Nazarbayev, son voisin. Ce deux « gentlemen » étaient déjà les premiers secrétaires des partis communistes de leurs républiques socialistes respectives.
La question de l’avenir de l’Ouzbékistan prend un éclairage différent avec la mort de Saparmourat Niazov au Turkménistan et les questions qui entourent la succession d’un tel dictateur…
Quid de l’après Karimov ? Qui Karimov prépare-t-il pour sa succession ? Un temps, on a pensé que c’était sa fille Gulnara, mais il semble actuellement qu’elle se consacre plus a ses talents musicaux qu’à sa carrière politique [1]... Il semble qu’il n’y ait pas de successeur clairement pressenti dans le sillage de Karimov. Si vous regardez toutes les nominations de hauts fonctionnaires ces dernières années, vous voyez que Karimov a systématiquement changé de postes ses akyns, les gouverneurs régionaux -la plupart du temps après deux ans- qu’ils aient obtenu de bons ou de mauvais résultats dans leur région. Pourquoi une telle rotation des effectifs ? Pour être sur qu’aucun des gouverneurs ne soit en mesure de gagner un ancrage populaire local. Cela conduit également a un système très corrompu, dans la mesure ou le bon travail n’est pas récompensé. En gros, « puisque je ne serais pas récompensé, autant en retirer un maximum pour moi et ma famille »… Tout cela n’entraîne pas une gestion efficace de l’Etat, et surtout empêche quiconque de particulièrement brillant et efficace de se faire remarquer et d’acquérir une expérience au sommet de l’Etat. Et si l’on regarde la Constitution, le Président a le droit de veto sur toutes les nominations de hauts fonctionnaires. Cela signifie qu’il est en mesure de bloquer l’avancement de quiconque pourrait sembler s’affirmer comme un concurrent potentiel.
Trouve-t-on le même type de gestion autoritaire dans le domaine économique ?
L’Etat a la mainmise sur les entreprises. Et en conséquence sur la politique des cadres, ce qui conduit à un très important népotisme et à une corruption endémique. Dans le milieu universitaire par exemple existe une corruption endémique. En 2002, quand j’enseignais à Samarcande, le salaire que je recevais était de 15 $. Sachant que la location d’un appartement coûte au minimum 100 $ par mois. Même si l’on a son propre logement, comment subvenir aux dépenses de nourriture, de transports, et tout le reste, avec 50 cents par jour ? C’est à ce moment-là que la corruption apparaît. Autre chose : quand je demandais à mes élèves le métier qu’ils rêvaient d’exercer, la réponse qui arrivait en tête était douanier ! Puis policier, un métier qui est déjà mieux payé que la moyenne nationale, et pour lequel on bénéficie du pouvoir de l’Etat pour soutirer des pots-de-vin. C’est un phénomène grave pour le futur du pays, car cela signifie que toute une génération est en train de grandir avec l’idée omniprésente d’user et d’abuser du pouvoir de l’Etat. Cela signifie aussi qu’on ne peut en attendre aucune velléité de changement de régime et de mentalité.
Qui profite des importantes ressources naturelles du pays ?
La grande majorité des ressources du pays sont exportées, et la part de la consommation nationale n’est pas très importante. En effet, le pays est connu notamment pour avoir des réserves de gaz naturelles très importantes. Et l’infrastructure soviétique est toujours en bon état. Pourquoi alors la plupart des villes de province sont privées de chauffage pendant des jours, voire des semaines chaque hiver ? C’est une réalité difficile à concilier avec l’image d’un pays qui a de si importantes ressources en gaz… L’ex-ambassadeur britannique Craig Murray [2] mentionnait que le président prenait une commission de 10% sur tous les profits tirés de l’extraction d’or dan le pays, commission qui partait dans un compte bancaire secret a l’extérieur du pays. On ne sait pas ce qu’il en est pour l’extraction du gaz, mais pour l’or, c’est avéré. Et il en va de même pour toute l’économie du pays : des accords ont été établis entre le pouvoir politique et les principaux entrepreneurs pour que ceux-ci bénéficient d’une liberté économique en échange de la promesse qu’ils ne tentent pas de renverser le régime. Mais bien sûr, une fois que la hiérarchie politique a été bien établie, elle a commencé à menacer l’élite économique et à prendre sa place. C’est la situation actuelle.